jeudi 21 février 2019

L'extraordinaire




Les yeux ouverts sans regard et la tête baissée pour aller plus vite. Mon pas rapide martèle le sol. Mes pensées retentissent en écho dans les cavités de mon crâne certainement creux. L'air sur mon visage prouve ma vitesse. Jusqu'à ce que...Bi-iii-ip!
Ma carte n'est pas passée. Coup d’œil sur la machine. Titre invalide. Vais recharger. On connaît l'horaire moyenne des contrôleurs.
Je recharge. Tout marche. Sauf les escaliers.
Bref, par contradiction moderne du temps, et ma perception erronée de la réalité, je me trouve déjà remontant quatre à quatre l'escalator qui n'avance pas assez à mon goût.

Je traverse l'avenue aux trente cinq feux rouges
Je traverse l'avenue aux trente cinq feux rouges, en comptant ceux des piétons - qu'il ne faut décidément pas respecter.
face à l'horloge sans aiguilles
J'attendais alors un bus, face à l'horloge sans aiguilles - et sans cadran, qui a tout de même cinq minutes de retards.

J'observais l'homme de ce feu rouge. Un jeune indien fort mal en point. Pied bot en jambe droite et bras gauche atrophié. Au passage au rouge il arpentait la file de voiture à une vitesse surprenante, en faisant tinter ses quelques centimes dans un gobelet plastique de son seul bras utilisable. Personne ne lui prête attention, excepté ceux qui le regardent avec dégoût. 

Le feu passe au vert
Le feu passe au vert. Les voitures, motos, scooters, livreurs de sushis démarrent au quart de tour. Entre deux véhicules qui le cachent en passant à ma vue, je reconnais sa silhouette dégingandée s'efforçant de regagner au plus vite le trottoir.
J'observais impuissant et horrifié.

Cette vision dépasse le monde. Derrière moi, des costards-cravates accompagnés d’épouvantails déjeunent allègrement en terrasse d'un restaurant hors de prix. 
J'aurais voulu qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire. 

Jusqu'à ce que je sois enfin là. Tout à coup. Comme si je n'avais pas été là avant. J'ouvre mon sac, mon porte-feuille, il y avait dix euros. Je traverse la rue dans sa direction. Je balbutie vaguement de quoi l'interpeller, mais il m'avait déjà aperçu. Lorsque je me suis retrouvé en face de lui, je fus saisi d'horreur. Il me scrutait avec son unique œil valide, mais moi je ne voyais que son œil crevé. Une blessure impressionnante. Je monte sur le trottoir très étroit qui sépare les deux sens de la chaussée de l'avenue. Face à lui. Je lui tend les dix euros. Il ne tend même pas sa main valide. Seulement son bras atrophié. Il cale le billet avec son pouce contre le gobelet de plastique. Je ne trouve rien d'autre à dire que "attention à pas l'envoler". Il me sourit. Moi aussi.

Dans les deux sens, les voitures dévalent furieusement en nous frôlant. On est coincé là tous les deux. 

J'étais gêné et ne savait pas quoi dire. En train de marmonner comme "j'attends pour traverser". Je le vois alors me dire en souriant, avec une voix frêle et fluette : "Merci, bon courage !".

Le feu repasse au rouge. Je traverse. Il reprend sa besogne. Je le regarde encore quelques minutes, tout en boitant, tout recourbé, et je pouvais maintenant apercevoir de loin son œil crevé. 
Et il m'a souhaité bon courage.

Le bus passe à toute vitesse. Le temps de lever la main, et je me retrouve déjà assis au milieu de bus en train de regarder défiler la ville à toute allure derrière la vitre.

Toute la ville derrière la vitre, avec tous ses mendiants, tous ses estropiés. 
Toute la ville avec ses Horreurs et ses princes, derrière la vitre, avec l'accélération qui les tire derrière moi. 

J'aurai vraiment voulu qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire.
FreeImages.com / Ariel da Silva Parreira


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