samedi 9 février 2019

Amours d'outretombe (partie II)

Cet article est la suite de l'article Amours d'outretombe (partie I)  que vous pouvez lire en cliquant sur le lien.



4 avril.


"Babladabladababladlablabada ..." Hochement de tête. "Ouai..." "Non" "Bof" froncement de sourcil. "Ah mais j'avais pas compris ça" Étonnement. Ennui. Je murmure trois mots inintelligibles en partant - d'ailleurs je ne dis rien, je fais juste semblant.

Les cordes sont installées, les accords se terminent. Quelques notes de vie percent la solitude des morts. Ou non. Plutôt quelques notes de mort perçant la solitude des vivants. Je baisse les yeux et pourtant je regarde très loin, comme si j'étais perché sur la plus haute tour de la ville. Je ne veux rien entendre, j'ai tout entendu.

"Mais quand même si..." "Ouai, mais... et puis ... ouai ouai"
"Ben ouai..." 

Il fait si chaud que chaque goutte de pluie est un nuage de vapeur asphyxiant les passants. Je suis seul. Non. c'est là le malheur. J’essaie de percevoir les sursauts d'une science en pleine naissance.

Rien d'inquiétant, je vais bien. Tant que je suis la seule personne avec qui j'entre en relation. Je vois son visage comme si elle était devant moi. Yeux verts. Teint clair. Là je suis seul et le malheur est toujours là. Le paroxysme est que je n'ai plus besoin de parler - avec ou sans elle - pour sentir monter la mer à l'assaut de la falaise.

FreeImages.com / Hoang Anh Vu


Je vois des scènes de fin du monde miraculeuses, une apocalypse enchantée, et tout cela baigné de sang - dont le mien plus impur que celui des autres. L'image logique des faits est la pensée. Jamais un tel alexandrin n'aurait pu me faire un tel effet. Mais ce n'est pas assez. Faut-il que je sois engagé à la découverte des mystères du monde pour ne pas souffrir? Mais je le suis, et il me semble qu'elle est là parce qu'il ne sera pas dit qu'un tel homme sera heureux.

Aussi quel suave goût revêt la mort, mais il est clair qu'elle perdrait de sa beauté en prenant de l'âge. Il y a deux morts : celle qui est une fin, et l'autre. "Tu es déjà chez toi n'est-ce pas?" "En esprit".

Voilà que l'orage vient, le vent souffle et tout devient sombre. Puis on attend en vain le coup d'éclat qui mettra fin à tout cela. Mais justement cette attente nous fait penser à autre chose - et c'est cela qui chasse les nuages de ténèbres. Qui ne tardent pas à revenir.

Le but de la vie est la mort. Tous les mystères du monde sont aussi mystérieux que si on les avait résolus. C'est pourquoi la vie humaine n'est qu'un long repas. Le pas vers les autres - en admettant qu'ils existent - ne peut se faire. Toute communication est impossible. Mon langage n'est pas ton langage. On ne peut rien échanger. Le seul contact possible est animal. Ceci est tout à fait vrai. Jusqu'à ce que son visage m'apparaisse et que je ne sais quoi me prenne au tripes - et à la gorge.

Ce je ne sais quoi m'empoigne de sa force inhumaine. Je suis dos au mur. Immobile. Je n'ai ni la force de bouger, ni la volonté de me débattre. Une larme de sang coule déjà depuis ma gorge le long de son tranchant aiguisé.
Et même dans cette position, et surtout dans cette position où je devrais chercher à préserver ma vie - Il me vient le refus de celui que la pensée du bonheur a dégoutté. 


 5 avril (nocturne)


J'ai la haine d'amour
Les tripes qui brûlent
Je donne ma vie
Ce n'est pas assez
Je t'ai aimée.

 6 avril. 

Une brise se lève, assèche un peu mes lèvres
Au ciel les nuages s'en vont d'un pas léger
L'horizon fait monter une senteur de blé
Une rivière coule son haleine mièvre

Je m'assois au bord d'un étang au crépuscule
Un marrais, une flaque aux eaux vertes et violettes
Scintille, clapote, vibre au bond des rainettes
Et chantonne au rythme du vol des libellules

Moi, au bord, les pieds trempés dans les nénuphars
Je suis gai. Un loup hurle, un corbeau s'envole.
Je pleure tristement avec les rossignols
Mon corps sale glissant lentement dans la mare 







28 mai.




 À cent mètres, quand elle était encore loin, quand elle approchait, son visage m'est apparu, dans son éternelle beauté. Elle.
(Salutation et politesse, endeuillement de notre société). 
Ce n'est qu'une passante. Rien d'autre. Non.
Elle entra dans la salle. S'installa au bureau, posant son sac bandoulière, étalant des papiers sur la table. Elle ôta son manteau dont la fausse fourrure de la capuche lui donnait un air de belle effarée. Elle le suspendit au porte manteau à ma droite. Quelques instants, je le contemplais pendillant encore légèrement. L'intérieur était d'une doublure en fausse fourrure, l'air confortable, douillet, comme un chat d'hiver repu.

"C'est moi qui vais faire la première partie de ce cours..."
Elle avait une voix très spéciale. Extrêmement charmante.
"Je suis étudiante, comme vous, mais en deuxième année de thèse..."
Des bottes affreuses. Affreuses.
"Alors on va commencer..."
Ses yeux évidement verts. Comment auraient-ils pu ne pas être verts?
Je réfléchissais. Pourquoi donc elle? Faudra -t-il donc toujours Elle? Elle. "...le champ de vecteur est équiprojectif..."
Je la vois comme si c'était Elle. Mais voilà qu'elle bouge un peu, une fraction de seconde, ce n'est plus Elle.
"...donc c'est un torseur..."
Quelle horreur de fumer le narguilé en compagnie d'une chenille. Son image ne me quitte pas. Elle se superpose à celle qui parle. Pourquoi mes souvenirs ne sont-ils pas des faits purs?
J'aperçois qu'elle passe dans les rangs pour expliquer les exercices. Elle se dirige vers moi. "Oui... oui... là j'ai fait ça..."
Elle me paraît à l'aise quand je lui parle, parce que je ne lève pas les yeux vers elle. Pourquoi lorsque cette femme est si proche de moi, la belle image se change en chair défaite ?
"Tu peux faire cet exercice là." Je suis toujours surpris par le timbre de sa voix. Si spécial. Elle pose sa main sur une feuille pour désigner ce qu'elle montre. Je ne vois que la peau de ces phalanges. Comment parler de peau d'ailleurs? Non, la chair est à nu sur l'articulation de ses phalanges! L'horreur de ces mains me surprend tellement que pour la première fois je lève les yeux vers elle. Je vois qu'elle a des griffures entre les yeux, le long du nez. Ce que l'on prenait, de loin, pour des tâches de rousseur. Ces cheveux noirs, ses yeux verdâtres, son visage, tout, ses griffures, ses airs de belle effarée, tout est là pour chasser le souvenir de mon amie.
Quelle étrange voix malgré cela!

Après tout cela je craignais de l'avoir perdue, Elle.
Quand dans l'après midi venant, marchant en ville, je croise quelqu'un que je n'avais pas vue, et une fois dépassée, sa voix se porte à mon oreille :

"I called you twenty five minutes ago..."

Je me retourne immédiatement, et vois la frêle silhouette s'éloigner au téléphone, avec le même manteau en fausse fourrure sur la capuche. 




 juillet



 Des champs à perte de vue. L'horizon bleue d'un mai du sud de la France. Sur les côtés, tout défile frénétiquement : maisons, arbres, piétons. Seul l'horizon est immobile, paisible.
Il m'observe, et moi je le contemple, furtivement. Je l'entend rire : malgré la vitesse je ne peux lui échapper - lui qui ne bouge pas d'un cil.
"Pose ta main, comme ça" "Ah ouai quand même" dans un hoquet moitié rire moitié sanglot. Pas de réponse. Le paysage passe toujours. "Tu viens donc de là-bas, je suppose." "Oui." " C'est loin?" "Arrête de parler seul."
Les paysages toujours aussi laids. Soudain, un corbeau, magnifique, noir et grand. Ah, s'il pouvait m'emporter, les serres dans ma chair, et quand on serait loin j'aurais un petit signe pour l'horizon - tu ne m'as pas eu! - pas toi! Mais non le corbeau s'en va. Adieu bonheur. Je ne suis pas encore mort. - C'est lui qui le dit.

"Et si on faisait ça?" 

Cette fois, c'est moi qui ne répond pas. "Oui. "Non." Il n'y a personne avec moi. Je regarde autour de moi, effaré. Seul. Rien, il n'y a rien.
C'est comme si je sortais d'un mauvais rêve.

Le solipsisme est la seule manière que j'ai trouvée de ne pas basculer totalement dans la folie. Comme je suis hideux à voir! Un monstre. Et avec ça, je vis comme si j'étais en bonne compagnie - ou en tout cas pas en trop mauvaise.
L'horizon n'est toujours pas proche. Comment puis-je croire en mon mouvement? Une musique de harpe - un instant tout est changé : je n'ai plus envie de vomir et mon esprit me semble une coupe dans laquelle des bulles de cristal flottent calmement. -
La harpe s'est tue. Décidément un seul instant de paix n'est pas assez!

Et Baudelaire qui pensait qu'une éternité de torture n'importait pas pour qui avait goutté l'infini de la jouissance!
FreeImages.com / goejsen

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